Wednesday, November 29, 2006

Charles Pierre Baudelaire n'est certes jamais venu se promener dans les polders et les dunes des Pays-Bas. Pour connaître leurs étendues, les sentir vibrer, le poète calomnié, maudit - mais natif des cieux - n'avait pas besoin de s'y rendre : cette contrée lui semblait le prodige d'un Eden réalisé sur Terre ...ce même paradis qui brûlait dans son coeur aussi.
Ecoutez-le parler et convaincre Jeanne son âme soeur de s'y rendre et d'y mettre les voiles :

"Il est mon enfant un pays superbe, un pays de Cogagne, dit-on, que je rêve de visiter (...). Pays singulier, noyé dans les brumes de notre Nord, et qu'on pourrait appeler l'Orient de l'Occident, tant la chaude et capricieuse fantaisie s'y est donné carrière, tant elle l'a patiemment et opiniâtrement illustré de ses savantes et délicates végétations"

A chaque printemps, lovés au pied des dunes, les champs de fleurs bataves produisent des millions de nuages parfumés, multicolores. Parfois, avec un vent de printemps favorable, ces effluves survolent les plaines flamande et artoise, arrivent sur les toits de Paris, pénètrent la chambre du poète, qui les renifle et les reconnaît instantanément.
Ce parfum édénique, cette odeur, elle aussi, lui donne dans son combat contre l'Adversaire du coeur à l'ouvrage.
"(...) Un vrai pays de Cocagne, où tout est beau, riche, tranquille, honnête, où le luxe a plaisir à se mirer dans l'ordre ; où la vie est grasse et bonne à respirer, d'où le désordre, la turbulence et l'imprévu sont exclus ; où le bonheur est marié au silence (...).
printemps - hiver dans les polders
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Le poète, transporté, continue à s'adresser à sa mie et poursuit :
"(...) une contrée qui te ressemble, où tout est beau, riche, tranquille et honnête, où la fantaisie a bâti et décoré une Chine occidentale, où la vie est douce à respirer, où le bonheur est marié au silence. C'est là qu'il faut aller vivre, c'est là qu'il faut aller mourir ! (...)".
Et encore :
"sur des panneaux luisants, ou sur des cuirs dorés et d'une richesse sombre, vivent discrètement des peintures béates, calmes et profondes, comme les âmes des artistes qui les créèrent (...) et de toutes choses, de tous les coins, des fissures des tiroirs et des plis des étoffes s'échappe un parfum singulier, un revenez-y de Sumatra, qui est comme l'âme de l'appartement.
(...) Les trésors y affluent, comme dans la maison d'un homme laborieux et qui a bien mérité du monde entier. Pays singulier, supérieur aux autres, comme l'Art l'est à la Nature, où celle-ci est réformée par le rêve, où elle est corrigée, embellie, refondue. Qu'ils cherchent, qu'ils cherchent encore, qu'ils reculent sans cesse les limites de leur bonheur, ces alchimistes de l'horticulture ! (...) Moi, j'ai trouvé une tulipe noire, mon dahlia bleu !" (L'invitation au voyage, in "Le Spleen de Paris")

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d'après Jean Vermeer

Tout Orange qui se respecte devrait connaître cette prose par coeur...
Et toi pourtant, toi lecteur, hypocrite ! tu dis :
- Ce Baudelaire, bon, oui, c'est beau, mais en quoi cela me concerne-t-il ? Quelle importance ces exaltations poétiques, pour moi ?
- Cela vous concerne dans la mesure où ces paroles n'ont pas été prononcées par n'importe qui. C'est la bouche d'un très grand prince du verbe qui a parlé.
- Et alors ?
- Alors la poésie, c'est la cristallisation de l'infini, l'avènement du monde qui vient. Sache donc que les poètes possèdent le pouvoir final. Par leur verbe ils "fondent ce qui demeure". La force qui opère réellement, dans les ténèbres et les lumières, sort spontanément de leur bouche. En temps voulu leur parole se fera chair... dans la parole pure, le dolce dire.

Baudelaire n'a jamais mis les pieds en Hollande. Il a découvert ce pays et son Siècle d'or avec leurs grands maîtres dans les musées. Pour visiter les Pays-Bas il lui suffit de se rendre au Louvre. Savoir cet éden, ces peintures "béates, calmes et profondes" accrochées aux royales cimaises à un jet de pierre de chez lui le console, l'aide, lui donne tout de même des armes, quand la nuit le Satan le réveille et lui plante son noir drapeau... quand, comme le poisson hébété jeté sur le berge, il suffoque et s'étouffe de trop de néant...

MN


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Tuesday, November 28, 2006

Rimbaud van Gogh : frères jumeaux

Deux vies mystérieusement similaires - seize mois séparent leur naissance. Même haine précoce de la famille, besoin d'évasion, radicalisme comportemental, errances, saisons en enfer, mutilation, amputation, trépas au même âge, quelques années après le franchissement de la (terrible) barrière des trentre-trois ans. Tous deux ont des yeux bleus, ceux de Vincent bleu-vert, pur azur pour Arthur.
Chaise dessinée par v. Gogh

Arthur Rimbaud à 18 ans à Londres
dessiné par Félix Régamey

Qu'est-ce qui pousse "l'infernal époux", un jour de pluie et de vent, au cours d'une fuite aux Pays-Bas, à signer à Harderwijk, triste petite ville de garnison au bord du Zuyderzee, un engagement de six ans dans l'armée coloniale néerlandaise ? Pour suivre les traces de son père, capitaine d'infanterie ? Mais non. Le carolomacérien adolescent a froid dans ces polders humides et rêve de voir les papillons voler librement dans les Iles de la Sonde - avant qu'ils ne soient eux-aussi domestiqués, dans le troupeau. Marre de la vieille flache Europe ! Marre de l'absence d'esprit qui précipite tout et chacun vers la mort en chantant, marre des boucheries humaines dont il a été le témoin direct...
Un bateau ivre le conduit à l'île de Java, à Batavia. ...Hourra ! Hourra ! Batavia ! * Il y reste quelques semaines, le temps de comprendre qu'ici aussi, la pompe européenne avale, aspire, règne, divise et amasse. Jamais assez libre dans sa tête, les semelles jamais assez ailées au vent, le jeune homme déserte. Il finira par trouver son Eden à Aden. Jean Nicolas Arthur avait bien senti : Aden = Eden = Adonaï = Adam = Madame = Eden, la boucle est bouclée. Il peut trépasser à Marseille : Mer + Soleil = MarSeille... C'est bien "la mer mêlée au soleil"...
Le poète a toujours raison.
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Pour Vincent Guillaume van Gogh la situation est similaire. Déjà au berceau, ourson tiré de la glaise des polders, il naît la tête derrière les étoiles, l'oeil fixé sur l'éternité, dont il a le sens infaillible.
Le Brabançon buté se trouve sur les grands boulevards à Paris et depuis qu'il y déambule quelque chose s'est détendu en lui, pour la première fois de sa vie quelque chose dans sa tête a souri. La Seine a fluidifié son esprit, dilué sa bile, l'affreuse mélancolie, trou noir qui l'aspire vers le bas, le suce moins. Il existe donc une sortie ? Mais oui, enfin les étoiles lui chuchotent leur secret.

Une éclaircie. L'esprit souffle à tue-tête, une intense clarté tombe des cieux obscurs, dans la nuit parfumée, si parisienne... vibrante... excitante... Les passants sous les ponts ne remarquent rien. Vincent Guillaume vient de trouver une issue, le voilà qui fuse vers le ciel.

Il ira plus au sud, vers le grand Midi, ...qui l'attend. Ca y est, Vincent est parti dans l'infini. Comme son alter-ego en poésie, évadé lui aussi, en route vers l'éternité. Entre Londres, Paris et Marseille ces deux-là auraient pu se croiser dans un wagon, sur le rail européen.

"C'est dans le soleil que naît l'éveil " se dit Vincent, en sortant du café. Il est ivre, mais ivre ! Mais non, pas d'absinthe... Il esquisse quelques pas - heureusement il peut s'appuyer contre un révèrbère tant le vertige l'envahit. Tant de liesse coule subitement dans son coeur glacé
!

Alors ces deux-là brûlent leurs vaisseaux, pas de calcul, pas de triche, aucune mesquinerie.
Qui leur jetterait la pierre ? Les jaloux oui, les impuissants, les frustrés - mais ceux-là n'entrent pas dans la fraternité de l'Eden et resteront dehors, dans les ténèbres extérieures.

MN
* lire "Manuscrit trouvé dans une bouteille" d'E.A. Poe et sa description du vaisseau fantôme du Hollandais volant
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Sunday, November 26, 2006

Théophile de Viau
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1590-1626
Poète baroque français. Redécouvert par Théophile Gautier et Baudelaire. Génial, drôle, fin, irrésistible. Contemporain de Shakespeare. A été pendant un temps étudiant à la fac de Leyde pour faire plaisir à son père. Coureur, bretteur, né au pays des mousquetaires. De loin le meilleur poète de sa génération, bien plus vif et lu que Malherbe. En face de 16 éditions de Malherbe imprimées au XVIIième siècle on compte 93 éditions pour "le fameux Théophile ". Celui-ci, quoique né de bonne noblesse agenaise, ne se sent à l'aise qu'avec des gens de sac et de cordes. A Leyde le bouillant gascon passe son temps dans les tavernes entabagées au milieu de trognes tireurs de couteau, du soldatesque démobilisé, des catins, conasses et prostiputes.
Au cours de ses ribotes, le beau frenchy a très bien pu manger du pain chaud dont la farine venait du moulin du père de Rembrandt, situé pas loin de son logis, au bord du Rhin-ancien. Le génial rapin batave y naît en 1606, quelques années avant que Théo ne s'inscrive à la fac de droit.
Quand Théophile arrive dans la bonne ville de Leyde, attiré par la réputation de son Université, la prospérité générale des Pays-Bas et la tolérance particulière de leurs moeurs, il écrit ces amusants vers fanfarons :
Il est arrivé dans la ville
un personnage fort utile
expressément pour le dédit
il a quinze pouces de vit
et fait neuf coups sans déconner
et six après sans s'étonner
Pourtant s'il y a damoiselle
jeune femme, fille ou pucelle
qui aye besoin d'un tel vit
qu'elles mettent leur nom en écrit
le lieu, la rue et la demeure,
le personnage ira à l'heure,
et s'il ne fait tout ce qu'il dit
il veut qu'on lui coupe le vit
Ce Théophile donc est un libertin - il déteste la Pensée unique qui plombe son temps. L'ordre de Richelieu règne. Les bondieuseries abondent. La centralisation - en réalité une domestication toujours plus outrée - pénètre toujours davantage les rouages de l'Etat. Officiellement la religion occupe la première place ...sans que pour autant l'existence de Dieu soit encore comprise ou traduite en grandeur et noblesse véritables. Et ça, le poète, qui aime la pureté du verbe et déteste entendre les faussetés, ça le poète le sent, il en souffre et le dénonce, c'est bien là son rôle ! De la légèreté avant tout ! Un ton lège, fluide, volant en abeille :
les zéphirs se donnent aux flots
les flots se donnent à la lune
les navires aux matelots
les matelots à la fortune
Théophile s'enfuit donc de chez lui, rejoint une troupe de comédiens errant sur les routes européennes. Avec Guez de Balzac, autre grand écumeur de paradis sensuels, ils finissent à 20 ans leur route commune en Batavie.
Nous avons des yeux et des mains
les Dieux ne sont que des nuages
et quand ils veulent des visages
ils en empruntent des humains
Le sot glisse sur les plaisirs
mais le sage y demeure ferme
en attendant que ses désirs
ou ces jours finissent leur terme
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Il disait : "le plaisir des vers dans la fureur d'amour"
et
"j'ai le feu dans les os et l'âme déchirée"


d'après Pablo P.

Théo, qui porte le nom de Dieu, est donc en lutte ouverte avec son temps. C'est une âme née-noble, il ne supporte pas l'absence de libre esprit, l'esprit qui ne juge pas et qui souffle où il veut, quand il veut et surtout comme il veut. Dans cette France déjà largement déchristianisée, Dieu, après trois siècles d'humanisme victorieux, Dieu est devenu un anonyme, mort et pas même enterré, au mieux une idéologie pour illusionner le vulgaire et les benêts. Abondance d'argent est devenue le seul horizon, l'unique code de comportement dans le troupeau. Richelieu s'amène et cherche par tout moyen à augmenter le stock monétaire du Royaume. Colbert pointe le bout du nez. Standardisation, uniformisation, réglementation, mécanisation, normalisation, systématisation, rationalisation et "modernisation" se répandent comme une herse plus vite que ne poussent les bras de la Méduse. Dans ce climat de mercantilisme abscons et violent, l'étreinte elle-même, d'acte cosmique qu'elle était, impliquant directement le Très-Haut, l'étreinte est devenue une mécanique, une méthode de plaisir (Discours de la Méthode : 1637). On est bien à l'époque de la grande culpabilisation de la chair, après le naturel du moyen âge. Bien évidemment, corollaire oblige, le langage lui aussi descend d'un cran.

Comparez l'accent encore émerveillé d'un Ronsard :

ô petit trou, trou mignon, trou velu
d'un poil follet mollement crespelu


à ces vers de Théo

mes couilles, quand mon vit se dresse
gros comme un membre de mulet
plaisent aux doigts de ma maîtresse
plus que deux graines de chapelet


et ravi, lisez de la main de son pote poète François Maynard, autre hardi noceur et compagnon-ès-beuveries, ces vers charmants :

si votre doigt savait pisser
avec ce qu'il sait déjà faire
belle Phylis, c'est chose claire
qu'on le pourrait faire passer
pour quelque chose qu'il faut taire

pour avoir, comme vous avez
une main si blanche si nette
comment diable est-ce que vous faites
car le trou où vous la lavez
est une étrange savonette ?
zoom sur Maynard
Du même encore :
Jeanne, dont les yeux m'ont vaincu, cesse de rougir et de craindre :
le feu d'amour brûle ton cul et mon vit a de quoi l'éteindre
Il faut donner dans le plaisir, tu n'auras que trop de loisir
de faire la prude et la chaste.
Les ans raviront tes appas et ton con deviendra si vaste
que les mulets n'en voudront pas...
C'est le passage de l'érotisme à la licence, à la crudité, à la pornographie. Un certain équilibre dans le discours amoureux est bel et bien rompu.

Le poète gascon bon vivant, trop vivant, en son temps appelé "le premier prince des poètes, l'Apollon de notre âge, le grand poète de la France, le roi de l'esprit" est accusé par le parti dévot de blasphémie, de sodomie etc., rengaine connue. Il est condamné à être brûlé vif (sublime époque où les poètes peuvent être brûlés encore :
la poésie y joue au moins son premier rôle, le poète est pris au sérieux...). Notre héros sacrificiel est conduit entre six gendarmes à la Conciergerie, dans la cachot de l'assassin du roi Henri IV, Ravaillac. Cependant le tout Paris intelligent se lève pour lui.
Dans l'histoire de la République des Lettres, cette mobilisation des intellectuels parisiens pour défendre un confrère menacé par les Princes est une première, suivie par bien d'autres...


Révision donc du procès. Cette fois-ci il sauvera sa peau, mais il est condamné au banissement à perpétuité. Son effigie est brûlée quand même sur la place publique. Les dévots jubilent. Il meurt, brisé par la bêtise, peu de temps après. Théo le héros a payé de sa personne.
De Viau... De Vier ?
"Un gros abbé se laissait en sa couche
tâter le vier aux mains d'une nonnain
mais son engin demeurait sous sa main
sans se mouvoir tout ainsi qu'une souche.
Cette nonnain qui n'avait pas de trève
voyant son vit demeurer ainsi plat
lui dit : Monsieur dites Magnificat
quand on le dit tout le monde se lève"
Attribué à Théophile



MN
voor nederlandstaligen : "DBNL Martinus Nijhoff, Verzameld werk II, kritisch en verhalend", artikel over Théophile de Viau van M. Nijhoff ; google https://www.dbnl.org/tekst/nijh004verz02_01/nijh004verz02_01_0126.php
zoom sur Leyde


Saturday, November 25, 2006

Re-né D'escartes en Hollande

Le monde entier est cartésien, adepte de "l'amour de la clarté, rationalité de la méthode, solidité de la logique" - qui oserait le nier? Le lion a rugi, qui ne tremblerait ? Après l'effondrement de la pensée métaphysique médiévale, c'est ce drôle de Français chafouin qui remet le moteur intellectuel d'Europe en panne en marche... A tort ou à raison, c'est lui qui réussit à relancer le mouvement de la pensée alors bloquée, et depuis l'avènement de sa logique, depuis la victoire sur tous les fronts de sa "méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité" * nous baignons, encore aujourd'hui, toujours aussi totalement dans le triomphe de ses idées (...plus pour longtemps).

La Bruyère dit de Descartes qu'il est "né Français, mort en Suède" - on devrait rajouter "après avoir longtemps vécu en Hollande heureux comme Dieu en France", à Egmond par exemple, village au nord des Pays-Bas tout au bord de la mer du Nord, célèbre pour son abbaye (trappiste, toujours active) et par une certaine ouverture de Ludwig von B.
Village pittoresque situé à l'orée d'un désert de dunes, quelque part entre mer, mouettes et ciel.
Dans son lit, certaines nuits d'été, fenêtres grand ouverts, le penseur tourangeau auto-exilé mangeur d'ail écoute chuchoter l'océan. Sa demeure, une belle ferme carrée avec un impressionnant toit pyramidal en chaume, se trouve un peu à l'écart du village, lovée contre les premières dunes, à un carrefour qui mène vers la Seigneurie de Bergen.

Cette maison s'y trouve d'ailleurs toujours. L'endroit porte un nom topographique révélateur : "De Franschman", "Le François" épelé à l'ancienne, en souvenir sûrement du grand penseur révolutionnaire. "Le François", qui baragouine bien quelques mots de hollandais, y vit avec une jeune néerlandaise, Heleentje-Janneke, une belle blonde de Deventer qui n'a pas froid aux yeux et a tout quitté pour suivre son étrange étranger. Elle lui donnera Francinette **, née en 1635. (1635 : Rembrandt épouse Saskia, Vermeer a trois ans, Frans Hals fera le portrait de René quelques années plus tard ; en France l'ordre de Richelieu règne, création de l'Académie française, la France entre dans la Guerre de Trente Ans, Bossuet prononce son Discours sur l'histoire universelle, Monsieur entre en France les armes à la main, ...la routine quoi).
En face de la maison, de l'autre côté du chemin, là où commencent les polders, poussent de joyeuses turgescences jaunes.

René roule à vélo avec sa mie, direction mer. Le soleil brille bien et l'espoir rit au coeur. Lui, sur les épaules de qui repose le destin de l'Occident intellectuel, lui sifflote, il chantonne, il est bêtement heureux. Partis à vélo pour faire du yin-yang au bord de l'eau. Comme sa petite reine est belle ! Elle pédale comme une championne... Ses cheveux vont dans le vent plus blonds que les blés d'Orléans... Deux saphirs limpides vrillent le monde sous sa frange, transparents, cristallins, clartés azuréennes... Lui ? Un oeil charbonneux, ténébreux, terrible...

Autant les polders distillent un spleen insupportable lorsqu'il vente et verse, autant le pays se transforme en Gan Eden quand le soleil se décide d'y bivouaquer. Aujourd'hui la journée s'annonce imparablement belle. Aucun avion supersonique ne déchire le ciel. Ca y est, nos pieds nus touchent le sable chaud et, infatiguables, les mouettes déjà rasent à la queue leu leu l'enfilade de dunes. Le silence est là. Entends-tu chanter et chuchoter les nuages ma mie comme gazouille le poupon dans son berceau ?

- Oui René, je les entends qui fredonnent. Dis-moi mon poète, dis-moi René, où es-tu né ?

- A La Haye, dans un beau pays qui s'appelle la Touraine.

- Il y a un La Haye au Royaume de France, comme en Hollande ?

- Mais oui ma mie chérie, plusieurs même. Je suis né au bord de la Creuse, près de Tours, la ville de Saint Martin.

- On y va ?

- ...On y va. Nous traverserons les Flandres et nous nous arrêterons pour écouter ce que veulent bien nous raconter leurs carillons. Ensuite nous passerons à Dunkerque, nous y prendrons le voilier. En chemin vers l'embouchure de la Loire nous passerons dans le Golfe du Morbihan et nous irons toucher de nos mains les spirales de l'île de Gavrini.

- ...Les spirales de l'île de Gavrini ?

- Des entailles symboliques dans des pierres colossales, laissées par un peuple d'avant le père Noé, d'avant les Druides. Elles dévoilent, racontent, enseignent, disent en silence ce qu'il ne faut jamais oublier ni ici-bas ni là-haut. C'est à l'état pur. Pas besoin de mots.

- Metafysicamente pura ?

- Metafysicamente pura.

- ...C'est prometteur mon René. Nous y serons. Et après mon amour ?

- Nous remonterons la Loire, et via la Vienne et la Creuse nous finirons bien par amarrer chez moi.

- ...Masse-moi donc le dos mon fou, masse-moi la nuque Monsieur le french lover, caresse mes cuisses, mords-moi les fesses, embrasse-moi idiot !"

Dans le sable, les deux vélos. La Francinette ne va pas tarder à naître. Il y a une bouteille de vin dans le sac à dos, et un bon morceau de Gouda, des oeufs et du pain frais, des raisins et des croquignolles, des cigarillos. C'est bombance. Les pins au loin envoyent leurs effluves. René sourit, sourit très fort. Le sort du monde peut bien un peu attendre. Au loin s'envolent des cigognes...

MN
*appelée aussi entre connaisseurs "le carcan cartésien" ou "philosophie belge" en raison de ses prémisses absurdes ; Descartes écarte, disjoint, sépare, équarrit, met en morceaux ; écarter c'est "mettre plusieurs parties d'une chose à quelque distance les unes des autres" et c'est exactement ce qu'il fait dans son oeuvre, scrupule patronymique oblige...
**en hommage au sol natal ?

Friday, November 24, 2006

Plaidoyer pour Gérard Corneille Reve (1923-2006), homme de lettres néerlandais légendaire
Quel écrivain hollandais, quel auteur batave mérite de passer la barrière parisienne ? Non pas un de ces auteurs boostés par un Fonds Littéraire à l'Export et hypostasiés dans les Foires internationales du Livre à F.*** et à C.***, mais une âme qui naît - sans défense - dans le frisson du verbe, parmi les Gens du Verbe, un de ceux qui savent que le Divin est présent dans les mots.
C'est notre ramage qui tout au long de notre âge cause avantage ou naufrage. Il faudra bien s'y faire : "la parole que l'on énonce fait la vie rose ou ronce" (proverbe frisson). C'est ainsi.
Les mots installent au détail près votre univers dans l'oeuvre de l'Univers, car c'est là, dans la pensée des mots et à travers la prononciation de leurs phonèmes que vous êtes, que nous sommes en contact direct avec le numineux. Pensée et parole heureuses attirent et favorisent les grâces du ciel. L'inverse est tout aussi vrai. A envieuse pensée désastre assuré.
Elastiques, les mots, qui en réalité viennent de l'éternel seul, obéissent à notre désir et installent loyalement ce que le coeur en secret médite. Les mots docilement, dolcemente, créent ce que notre bouche profère. "Dis-moi dans quel langage tu habites et je te dirais quel est ton avenir..." Le simple fait de penser et de parler ? Mais c'est étreindre Dieu Lui-Même ! Action, réaction, résultat. Mieux vaut tourner sa langue sept fois dans la bouche avant de sortir un son. Les oiseaux chantent quand ils parlent.
- ...C'est donc vrai que Dieu existe ?
- A l'évidence. Il est même à chaque instant dans le chant - ou le crincrin - que tu fais sortir de ta gorge. Le saint craint le crincrin. Bouche de fer va en enfer, bouche d'or ne connaîtra pas de mort. Voilà comment c'est agencé dans les profondeurs & les hauteurs.
Or, Gérard Reve était né de ce frisson-là. Ses doigts tremblaient littéralement lorsqu'il écrivait les mots - stupeurs, frissons non pas dus au vin seulement. Auteur d'une vaste oeuvre en prose et poésie, créateur d'une littérature confessionnelle haletante centrée sur la figure du messie ("le Fils impitoyable") nourrie d'hilarante distance, d'ironie et d'humour envers lui-même, il était heureusement aussi le dernier homme à se prendre trop au sérieux. Et cependant dans ses pages une haute âme ravagée - nous sommes dans l'immédiat après-guerre - raconte son combat contre le manque de sens, l'amour en fuite, l'atroce souvenir de la guerre, l'alcoolisme, l'oubli de Dieu et la mort, la mort qui approche. Dans ses pages il livre avec courage, réalisme nordique oblige, le détail cru qui le tue.
Il se fait connaître en 1946 avec "Les Soirées", nouveau roman qui raconte sur un ton tragi-comique la tristesse et le néant de l'immédiat après-guerre d'un jeune amstellodamois prisonnier d'un milieu déprimant. Depuis, ce livre est devenu un classique des classiques des Lettres néerlandaises, et c'est trop vrai que ce roman à l'accent singulièrement poignant mérite un destin européen. Gallimard le possède dans son fonds. A actualiser d'urgence...
Les thèmes de Gérard Corneille Reve : sexualité, catholicité, alcoolisme, messianisme, la Très-Sainte-Vierge, la déchéance humaine vécue dans un climat d'hilarité déchirante. Style : admirable, grande classe, le meilleur de son temps, et de loin. On rit beaucoup. Mauvais coucheur, bagarreur, grosse gueule sans peur et sans reproche au service des hautes vérités ; "70% de radicalité, 30% de compromission" ; Grand Prix des Lettres néerlandaises ; élévé dans l'ordre d'Orange-Nassau en dépit d'ahurissantes odeurs de scandale. Régulièrement éreinté par la critique, mais fidèlement lu et suivi par de larges pans de la sociéte, surtout féminins, dont la reine Juliana. A la fois clown inspiré et messie brisé. Un ton saisissant et consolateur à la fois, fraternel, nouveau. S'est construit lui-même dans la Drôme ("droom" = reve en néerlandais) à Poëte-Laval près de Dieulefit (suivez la suite dans les idées) sa demeure au sommet d'une montagne et y a écrit dans le silence et vécu de longues années. Mort, perdu à lui-même, en Belgique, de la maladie d'Alzheimer en 2006.
Levons donc très haut la barrière pour accueillir Gérard Corneille Reve, qui espérait pouvoir un jour faire l'amour avec Dieu, Dieu venu frapper à sa porte sous la forme d'un âne, pensée qui lui a valu un procès officiel pour blasphémie (1967, acquitté) :
(...) et Dieu Lui-Même passerait me voir sous la forme d'un âne d'un an gris souris... "Mon Seigneur et mon Dieu ! ...Je vous aime tant, tant ! " essayerais-je de dire, et je me mettrais à L'embrasser, à Le tirer chez moi, et trois fois de suite, longuement, je m'occuperais de Sa Secrète Ouverture..."
Il écrivait aussi ceci :
Insomnie
Quand, dans la nuit des vents, le sommeil me fuit
j'entends l'ire et la douleur de Dieu.
Mais par-dessus la tempête
j'entends les voix de millions d'âmes
perdues pour l'éternité,
qui crient justice.
Qu'espèrent-elles ? A quoi pensent-elles ?
Que pensent-elles de Lui ?
Que pense-t-Il de Lui-même ?
(1982)
Et aussi :
Révélation
Y a-t-il du nouveau ? Absolument.
De bonnes, très bonnes nouvelles même. On peut dire carrément
une heureuse annonce :
Dieu se branlait en pensant à moi
_______________
A la Vierge, Quatrième Personne de Dieu
Vous, qui n'avez pas beaucoup parlé
mais gardez tout dans Votre coeur -
Vous, je vous salue et vous console, chère Mère,
Bénie.
Gérard C. Reve
_________________
Il disait encore à propos de la Mère de Dieu, Marie : "...je m'entends très bien avec Elle. Si vous arrivez devant la porte du paradis, et Il vous fait d'aventure quelques difficultés, dites Lui alors simplement : "Je désire parler à Votre Mère". Elle viendra et vous Lui direz : "Je connais Gérard Reve personnellement." Alors on vous laissera aussitôt entrer."
MN

Thursday, November 23, 2006

Discussion sur une terrasse à Amsterdam entre un éditeur néerlandais et un écrivain franco-hollandais à propos de Philippe Sollers

C'est l'éditeur qui ouvre la discussion.
"Alors ce Philippe Sollers, c'est qui, c'est quoi ? Pape ambigu des Lettres françaises..? L'arrogance gauloise germano-pratine incarnée - celle qui se croit la seule pensée ? C'est Paris ou rien ?"
"C'est ça."
"Et Berlin ? Londres ? Vienne ?"
"Vous plaisantez j'espère... Ajoutez-y Bruxelles, Luxembourg et Landernul tant que vous y êtes ! Franchement, je ne vois aucune pensée forte, ni à Amsterdam, Budapest ou ailleurs, ça ne rayonne nulle part. Ca s'empoussièrise, ça ronronne oui, ça rame et se soûle dans le libéralisme post-moderne flou, mou et fou. Ca fait semblant d'écrire, parfois un blob qui se lève difficilement de-ci de-là... pour s'anéantiser aussitôt, blob blob et voilà tout. Sollers, lui, c'est un poète masqué."
"Pardon ? Poète..?"
"Parfaitement oui, poète, encore qu'il se trouve dans la même situation paralysée que celle de Marcel Duchamp, qui n'était plus capable de prendre des pinceaux & tout le tagada tsoin-tsoin, parce que c'était fini ça, quelque chose s'était cassé, dans l'air du temps flottaient les gaz de la Première Guerre mondiale, comme sont devenus inaccessibles pour nous autres post-apocalyptiques qui respirons toujours les fumées des fours crématoires les vers sacrés de la Poésie, désormais systématiquement sous soupçon. Alors le madré mandarin est bien obligé de méandrer, de ruser, d'aborder d'autres manières pour bâtir une poésie-prose vive raffinée, élégante, sensuelle, parfumée. Probablement trop sophistiquée pour être goûtée dans les polders, dommage. Vous voyez ici quelqu'un aller d'aussi joueuse et joyeuse façon ? Franchement, j'ai du mal. Je vois seulement refoulement et culpabilité partout, tout le temps. Haine de soi, tremblements, damnation et enfers, à part un ou deux hurluberlus frapadingues. Canards, canaux, canaille comme disait Voltaire ! (rires).!"
"Holà, vous allez trop fort là, permettez-moi. Nous avons tout de même nos Harry Mulisch, Cees Nootenboom, Hella Haase ! Ils jouent dans la même catégorie que votre Ph. S."
"Pfff, mondialement connus dans les polders oui ! Vous me faites rire. Je connais leur oeuvre. Où est le dard ? Où se trouve le sel ? C'est lent, pesant, c'est lourd, relou comme leurs vélos... Allons bon, il y a de quoi revenir vite à S. Voici ce que ce grand-connétable de la République (universelle) des Lettres constate : le monde meurt d'une overdose de Technique, et au milieu de cette foule solitaro-sentimentale, corvéable et manipulable à souhait & merci, véritable lumpenproletariat d'ex-humains dévitalisés, en route vers le néant clôné, lui, poète, fidèle aux hautes vérités, il blasonne encore ses couleurs, ouvre son flacon de parfums, fait volontiers le très grand méchant loup, louvoie, surfe, scandalise et choque etc... Le monde meurt de trop de rentiers capitalistiques en Floride, vous le savez bien. Le monde ne mourra jamais de trop de poètes, fussent-ils français..!"
"Vous lui tissez une couronne là où il ne s'agit que d'un poulbot international, d'un Méphisto sophistiqué pour femmes mûres, d'un mondain mignon très mao-porno-catho comme seul Paris sait en produire !"(rire).
"Mao-Porno-Catho ? comme vous y allez ! (rires). Non, simple écran de fumée, mystifications futées... under cover... S., lui, contrairement aux apparences, contrairement aux autres, à tous les autres, S. dans son combat eschatologique, christique, n'est ni à l'ouest ni ne se trompe d'Adversaire. Il voudrait nous déshypnotiser de la Machine, il a la bonne idée de déposer dans les pages qu'il nous offre une sacrée belle dose de fraîcheur... Et ses sarcasmes nous sont très salvateurs. Il nous conjure de nous métamorphoser tant soit peu, avant que l'heure fatale ne soit trop fatale ! Bref, il ne rompt pas le rang qui est le sien, il est sur le sentier. Alors je vous demande, ce Sollers, clown creux ou prophète ? "
"Prophète, si vous y tenez, mais tout de même avec deux petites cornes..!"(rires).
"Accordé !"(rires).
MN