Wednesday, November 29, 2006

Charles Pierre Baudelaire n'est certes jamais venu se promener dans les polders et les dunes des Pays-Bas. Pour connaître leurs étendues, les sentir vibrer, le poète calomnié, maudit - mais natif des cieux - n'avait pas besoin de s'y rendre : cette contrée lui semblait le prodige d'un Eden réalisé sur Terre ...ce même paradis qui brûlait dans son coeur aussi.
Ecoutez-le parler et convaincre Jeanne son âme soeur de s'y rendre et d'y mettre les voiles :

"Il est mon enfant un pays superbe, un pays de Cogagne, dit-on, que je rêve de visiter (...). Pays singulier, noyé dans les brumes de notre Nord, et qu'on pourrait appeler l'Orient de l'Occident, tant la chaude et capricieuse fantaisie s'y est donné carrière, tant elle l'a patiemment et opiniâtrement illustré de ses savantes et délicates végétations"

A chaque printemps, lovés au pied des dunes, les champs de fleurs bataves produisent des millions de nuages parfumés, multicolores. Parfois, avec un vent de printemps favorable, ces effluves survolent les plaines flamande et artoise, arrivent sur les toits de Paris, pénètrent la chambre du poète, qui les renifle et les reconnaît instantanément.
Ce parfum édénique, cette odeur, elle aussi, lui donne dans son combat contre l'Adversaire du coeur à l'ouvrage.
"(...) Un vrai pays de Cocagne, où tout est beau, riche, tranquille, honnête, où le luxe a plaisir à se mirer dans l'ordre ; où la vie est grasse et bonne à respirer, d'où le désordre, la turbulence et l'imprévu sont exclus ; où le bonheur est marié au silence (...).
printemps - hiver dans les polders
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Le poète, transporté, continue à s'adresser à sa mie et poursuit :
"(...) une contrée qui te ressemble, où tout est beau, riche, tranquille et honnête, où la fantaisie a bâti et décoré une Chine occidentale, où la vie est douce à respirer, où le bonheur est marié au silence. C'est là qu'il faut aller vivre, c'est là qu'il faut aller mourir ! (...)".
Et encore :
"sur des panneaux luisants, ou sur des cuirs dorés et d'une richesse sombre, vivent discrètement des peintures béates, calmes et profondes, comme les âmes des artistes qui les créèrent (...) et de toutes choses, de tous les coins, des fissures des tiroirs et des plis des étoffes s'échappe un parfum singulier, un revenez-y de Sumatra, qui est comme l'âme de l'appartement.
(...) Les trésors y affluent, comme dans la maison d'un homme laborieux et qui a bien mérité du monde entier. Pays singulier, supérieur aux autres, comme l'Art l'est à la Nature, où celle-ci est réformée par le rêve, où elle est corrigée, embellie, refondue. Qu'ils cherchent, qu'ils cherchent encore, qu'ils reculent sans cesse les limites de leur bonheur, ces alchimistes de l'horticulture ! (...) Moi, j'ai trouvé une tulipe noire, mon dahlia bleu !" (L'invitation au voyage, in "Le Spleen de Paris")

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d'après Jean Vermeer

Tout Orange qui se respecte devrait connaître cette prose par coeur...
Et toi pourtant, toi lecteur, hypocrite ! tu dis :
- Ce Baudelaire, bon, oui, c'est beau, mais en quoi cela me concerne-t-il ? Quelle importance ces exaltations poétiques, pour moi ?
- Cela vous concerne dans la mesure où ces paroles n'ont pas été prononcées par n'importe qui. C'est la bouche d'un très grand prince du verbe qui a parlé.
- Et alors ?
- Alors la poésie, c'est la cristallisation de l'infini, l'avènement du monde qui vient. Sache donc que les poètes possèdent le pouvoir final. Par leur verbe ils "fondent ce qui demeure". La force qui opère réellement, dans les ténèbres et les lumières, sort spontanément de leur bouche. En temps voulu leur parole se fera chair... dans la parole pure, le dolce dire.

Baudelaire n'a jamais mis les pieds en Hollande. Il a découvert ce pays et son Siècle d'or avec leurs grands maîtres dans les musées. Pour visiter les Pays-Bas il lui suffit de se rendre au Louvre. Savoir cet éden, ces peintures "béates, calmes et profondes" accrochées aux royales cimaises à un jet de pierre de chez lui le console, l'aide, lui donne tout de même des armes, quand la nuit le Satan le réveille et lui plante son noir drapeau... quand, comme le poisson hébété jeté sur le berge, il suffoque et s'étouffe de trop de néant...

MN


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