Friday, December 01, 2006

Rencontre
au Sommet


 van Gogh à gauche, Rimbaud à droite


 

Nous sommes en mai 1873, Londres, Waterloo Station. Deux jeunes hommes * dans le hall des pas-perdus s'assoient sur le même banc. Dehors il pleut à verses, mais la température est agréable, l'hiver appartient au passé, l'ardente verdure déballe ses premières délicatesses.
L'un des voyageurs est roux et costaud, un peu pignouf, envoyé à Londres pour être commercial dans une galerie d'art internationale - l'autre est plus frêle, blond, des yeux pur azur.
Vincent, qui vient d'arriver des Pays-Bas, remarque l'allure relaxe et classe de son voisin, plongé dans la lecture d'un livre de Zola. "Ses cheveux brillent plus dorés que les blés brabançons ne se balancent à la Saint-Jean" pense Vincent, toujours lyrique. "Est-il un ange ...français ?"
A.R. vu par J.L. Forain

Vincent se penche vers son jeune voisin, une conversation s'installe, le courant passe. Et bien que l'axe du ciel frissonne sur ses gonds, les voyageurs en partance pour Cardiff, Leeds, Glasgow et Hoek van Holland ne remarquent rien ; ah si, soudain le gris et plat brouhaha s'amplifie, se fait plus enjoué, plus coloré même, tout comme les piaillements des moineaux perchés haut dans les poutrelles doublent d'intensité. Curieux...
- Vous parlez remarquablement ma langue ! J'aimerais pouvoir m'exprimer aussi bien en la vôtre !
- C'est que dans mon Brabant natal on apprend encore très bien le français, souvenir laissé par votre Louis Soleil ! (sourire, irrésistible) Connaissez-vous le Brabant, Breda, Bois-le-Duc, tout ça ? Chez nous les hommes apprennent dès leur plus jeune âge à manipuler un drapeau, à le lancer en l'air et à l'attraper comme un papillon se poserait sur leur main. Chaque année, se déroule un prestigieux concours, et voir des dizaines de bannières au même moment lancées vers le ciel, rattrapées, relancées, c'est beau au possible, c'est comme voir une nuée de piafs s'envoler, revenir, repartir, rappliquer, s'enfuir encore... Le soir, à la lumière des chandelles se tient un festival de poésie, et c'est la ruée des bardes bataves ! Des Flandres zélandaises et de Gueldre, de Hollande et de Frise, de Drenthe et d'Utrecht, ils affluent. On y entend alors le meilleur néerlandais qui se puisse parler... une poésie arrosée par le vin du Rhin et la bière de la Meuse... ça vous donne du tonus pour l'année. Et les filles y sont belles !
- Je vous crois. Je suis poète moi aussi. C'est à dire, je voudrais être un poète qui renverse, lance ses vers et bannières vers le ciel, illumine... non pas un rimeur mignon pour le thé de ces dames. La poésie, qui veut l'impossible, c'est la guerre, elle nous oblige à être voyant !
- Moi, ce sont les pinceaux qui m'attirent, me désirent, m'aspirent, délire... Je ne suis pas très doué hélas, mais je sens que la peinture est mon chemin... Délire ?
- On ne délire jamais assez intelligemment...
- Cest effrayant la vie, faut aller au bout en tout, risquer... Devenir total et même ...fatal !
- ...
- ...
- Moi je suis un ours des Ardennes - la Meuse nous relie et entre les couleurs et les voyelles je ne vois aucune différence ou barrière. Dites-moi, une question me tenaille depuis longtemps, lorque vous tracez une ligne ou quand vous appliquez une touche de couleur sur la toile, que se passe-t-il dans votre âme, quand vos doigts appuient sur la surface ?
- ...Stupeurs et tremblements, nausée et panique. Immense impression d'impuissance, lutte écoeurante, une guerre contre moi-même. Je dois à chaque fois outrepasser mes bornes, c'est à la vie à la mort. Perplexité quand-même d'avancer et de voir naître par persévérance butée un début de quelque chose... comme un impossible, obtenu malgré moi.
- Ah...
- Et pour vous, comment les vers sortent-ils de votre plume ?
- Hé ! Le plus naturellement du monde ! Il me suffit de lire les mots qui naissent dans ma tête et de les noter. Je dois abriter des anges derrière mon front ! (rires)
- Quelle chance ! Moi, avant d'entreprendre un tableau je dois être très, très ivre, il me faut retourner ciel et terre, secouer la lune, bousculer les océans, renverser les planètes, accrocher d'autres étoiles... Pour moins je n'y vais pas ! C'est tout ou rien...
Un furieux sifflement, impitoyable, suivi d'une série de borborygmes cyclopéens - le rapide de Manchester entre en gare toutes vapeurs dehors - rendent la conversation impossible. Les deux hommes se lèvent, se serrent la main, se regardent en silence un long moment, puis s'inclinent l'un devant l'autre. Chacun pousse son destin, chacun va son chemin.
Dans les angles, l'éternité sourit. A Paris les marronniers ont enfin fini d'étaler tout leur feuillage. Les champs de tulipes exultent. Dehors la rincée redouble d'intensité.
MN
*V. van Gogh et A. Rimbaud vivent à cette date à Londres
zoom

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