Tuesday, December 12, 2006

Erasme : "Aimé" en grec

1467-1536

Erasme à 48 ans - peinture et médaille Q.Metsijs
















"Je vous salue encore et encore, Père très aimant, père et parure de la patrie, Protecteur des Lettres, invincible champion du vrai" - ainsi s'adresse François Rabelais à son mentor Erasme, qui a 65 ans et vit à Bâle.
De quelle patrie parle Rabelais ? Celle de la vérité, de la piété et de la justice, il n'y en a pas d'autre. Tous les deux sont prêtres dans l'ordre de Melchisedec... consacrés régulièrement... formés au savoir sacré... amants de la Sapience... du Logos.
Bien que Desiderius de Rotterdam soit né dans les polders laconiques, impassibles et réalistes du delta batave, à 20 kms de la jonction du Rhin et de la Meuse - confluence de la germanité et de la latinité - il a, lui, une nature bouillante, communicative, poétique. Son père, prêtre, l'a conçu avec sa bonne brabançonne - ce qui doit expliquer pour beaucoup son zèle à remettre son Eglise bien-aimée dans le droit chemin. Sans elle, la barbarie - avec elle, le paradis ...à terme. Il répétait volontiers : "Je mourrais volontiers pour le Christ, mais ne me demandez pas de mourir pour Luther..."
Erasme écrivant de la main gauche
Geert Geertsz. de Praat ("Gérard fils de Gérard la Parole") dit Désiré Erasme de Rotterdam (Geert = Gérard = désir ; "Erasme" = "Aimé" en grec), yeux bleus, cheveux blonds, bâtard, est ordonné prêtre au bout d'une longue formation sacerdotale et doctrinale à Gouda, Bois-le-Duc, Deventer, Paris, Orléans, Rome et Turin où il devient enfin docteur en théologie. Cependant, attiré par une vie d'études et de Lettres, manifestant des dons intellectuels souverains et hors du commun, il obtient de Léon X une dispense quant au port de son habit monastique de chanoine régulier de saint Augustin. Il vit (difficilement) à Paris pour compléter ses études et travaille chez les libraires du quartier latin, comme vendeur.
Pendant ce temps il écrit et publie un livre d'introduction et d'initiation aux grands trésors littéraires de l'antiquité gréco-romaine, composé à l'usage des étudiants, qui en ces temps-là se préparent aux concours des écoles dites latines : 818 proverbes antiques commentés du point de vue grammatical, littéraire, historique et religieux. Succès immédiat. Geert de Praat, objet de moqueries de la part des snobs romains en raison de son accent batave subitement sort de l'ombre et devient Désiré Erasme. En fait il pourvoit à un immense besoin latent de ses contemporains, il répond merveilleusement bien à leur désir. On l'appelera le Pédagogue providentiel.

Par son labeur herculéen, au fur et à mesure des multiples livres qu'il fait pleuvoir sur l'Europe, il introduit le public profane et cultivé aux finesses, joies et labyrinthes de la civilisation antique ; et si l'intelligentsia européenne dans ces années-là bascule définitivement du côté de l'humanisme, ce batave modeste, épris de paix et de concorde, y a grandement contribué .
Erasme à 54 ans par Holbein le jeune
Erasme séjourne à Venice, à la recherche de manuscrits inédits grecs, qu'il trouvera, traduira et publiera. Il vit entre Londres, Bruxelles, Bâle, Paris, Orléans, Lyon, Rome, Turin et trouve le temps de visiter ses polders natals. Ses possessions ? "Un cheval pour tourner à gauche, à droite, librement ; un autre pour ma bibliothèque et écritoire ; le troisième pour mon valet".
Son opposition à Luther et sa farouche défense du libre-arbitre lui assure un rayonnement européen et fait de lui le dernier témoin du message christique inaltéré avant que celui-ci ne tombe entre les mains des idéologues.
Erasme à 50 ans
Depuis Cicéron aucun auteur n'avait plus écrit un latin aussi fluide et spirituel. Stéfan Zweig dit de lui que "jamais un homme - ni Goethe, ni Voltaire - n'a détenu une aussi grande puissance grâce à son seul savoir".
Son meilleur ami Thomas More écrivant Utopia, Erasme lui dédie "Enconium Morae", "éloge de la folie" en grec, et fait un jeu de mots sur le nom de Morus, en sorte que l'Eloge est aussi celui de More.
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Rabelais, cet autre défenseur éclairé du libre esprit, écrit encore à Erasme : "je t'appelle Père, mais je devrais dire Mère si tu m'y autorises."
Et un autre admirateur lui adresse ces vers :
"O vieux maître, Erasme, incomparable ami
je me plaîs aux leçons que ton âme distille
(...) Tu souffres de quitter les livres et tes Muses.
Mais pour cingler le vice et démasquer les ruses,
ta riposte pourtant vibrait comme l'éclair.
Si j'ai bien pénétré dans ton âme profonde
enseigne-moi le franc-parler, et le mot clair
et le mépris des fous qui gouvernent le monde."
Pour finir, voici un passage cocasse tiré de son oeuvre gigantesque : nous sommes au Jugement dernier et le Christ demande à un groupe de moines ce qu'ils ont fait de son commandement d'amour.
"Un des moines montrera son ventre gonflé de poissons. Un autre déversera dix tonnes de psaumes. Un troisième énumérera chacun des milliers de jeûns, son ulcère à l'estomac du à son habitude de ne prendre qu'un seul repas quotidien. Un s'amènera avec une si haute montagne de cérémonies que sept barges ne suffiraient pas à charger. Un se glorifiera de n'avoir jamais touché une pièce d'argent au cours de ses soixante ans sinon avec les doigts doublement croisés. Un autre montrera un froc si sale et gras qu'un marsouin n'en voudrait pas sur son bateau. Un racontera comment il est resté comme une éponge pendant cinquante-cinq ans fixé au même endroit ; un qu'à force de chanter les matines il a perdu la voix ; un qu'il est devenu idiot à force de solitude ; un qu'à force de ne plus utiliser la langue celle-ci s'est rigidifiée."




Page de titre du Nouveau Testament publié par Erasme.
Remarquez la présence insolite
d'Apollon & Daphné et de Cupidon & Vénus en cartouche
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Frontispice
Johan Huizinga écrit : "Erasme est un des premiers qui, après que sa célébrité d'écrivain fut bien établie, a travaillé directement et de façon continue pour la presse à imprimer. (...) Par-là, il a été en mesure d'exercer sur l'Europe lettrée une influence directe, comme personne avant lui n'en avait encore eue. L'imprimerie lui a permis de devenir un foyer de culture au plein sens du mot, une station centrale pour les choses de l'esprit, une pierre de touche pour la pensée de son temps. (...) La faculté de pouvoir toucher immédiatement par son verbe le monde entier est un stimulant qui influe inconsciemment sur la manière de s'exprimer, et c'est là un luxe dont seuls les esprits les plus éminents s'accomodent impunément." (in "Erasme").
"Eloge de la Folie" est publié en 1509. "Le Prince" de Machaivel en 1515, "Utopia" de More en 1516, trois livres qui vont hanter les siècles à venir...
MN
maison natale d'Erasme

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